L’Orient-Le Jour – 13 octobre 2006 – Édifier un État personnaliste

Sans récuser la modernité mais au contraire dans le but de lui donner un second souffle, l’humanisme des personnes (la fraternité) se différencie de l’humanisme de l’individu et de l’humanisme de l’humanité. C’est dans cet humanisme des personnes que réside le projet de société personnaliste. L’ère des lumières a bousculé les mentalités : ce fut l’avènement d’un humanisme de l’individu d’un côté proclamé libre mais de l’autre érigé en dogme (l’individualisme). Fondé sur une conception de l’homme comme être qui se crée par la relation, l’humanisme des personnes apporte un double démenti au dogme de l’individualisme (« in-dividu » signifie « un avec lui-même et séparé des autres ») qui associe le pouvoir de « penser par soi », dans l’isolement et le droit de « vivre pour soi-même », dans l’égoïsme. Être vraiment libre, c’est vivre pour autrui, dans la fraternité. La fraternité est une utopie nécessaire pour vivre, car elle rend les personnes libres. Deux grandes conceptions de l’État se sont opposées au XXe siècle : celle de l’État libéral et celle de l’État socialiste. Toutefois, tous les deux ont l’idée d’un État qui se situe au-dessus de la société et ont hérité du paradigme individualiste dit libéral mais que le socialisme n’a nullement renversé puisqu’il a, au contraire, eu tendance à le confirmer. La conception personnaliste prône une authentique « refondation » de l’État : une révolution personnaliste qui remettrait en cause le paradigme individualiste lié aux modèles libéral et socialiste. Avec le personnalisme, l’organisation collective de la solidarité n’est pas parcimonieuse et résiduaire (modèle libéral) et n’est pas non plus décrétée et procédurière (modèle socialiste). Dans la conception personnaliste, l’État doit être le prolongement de l’action des personnes et doit retrouver une place centrale dans la société. Il doit être l’expression de ce qu’il y a de meilleur en l’homme : la « relationalité » qui fait l’humanité de l’homme. L’État personnaliste est la promesse de liberté pour tous et l’union de tous pour assurer à ceux dont il a la charge directe, et à tous les moins favorisés, une condition de dignité. L’État est replacé au centre de la société, il ne le surplombe plus. Une telle « refondation » ne peut cependant être envisagée qu’au prix d’une seconde révolution. Cette révolution concerne l’organisation et le fonctionnement des institutions. Elle consiste à replacer la personne au centre de leur action. Qu’il soit libéral ou socialiste, l’État fondé sur le paradigme individualiste ne traite qu’avec des administrés et des assujettis. Il ne les connaît que par les qualités fonctionnelles qui les définissent. L’État personnaliste s’affirme comme un État agile et « proactif ». Cela signifie d’abord qu’il pratique une veille sociale en anticipant l’évolution des besoins. Ce n’est pas un État conservateur et codificateur. Il n’attend pas que les catastrophes se produisent pour réagir. En ce sens, c’est un État stratège et adaptatif. S’agissant des relations avec les personnes, cela veut dire surtout que cet État n’attend pas qu’on vienne le solliciter en remplissant des formulaires. Le devoir d’écoute devrait aller jusqu’à un devoir de sollicitude et donc l’instauration d’une démocratie participative. L’État ne peut pas tout assumer seul. Des relations de partenariat doivent exister entre l’État et la société civile. L’organisation de la réponse aux besoins doit être située le plus près possible des personnes concernées : il faut privilégier le niveau le plus proche des personnes, ceci suppose donc une décentralisation de l’État. Chaque fois que la solidarité est confisquée par l’État, elle s’étouffe. En parfaite cohérence avec le paradigme personnaliste, le principe de subsidiarité protège l’État conçu comme prolongement des personnes des tendances centralisatrices propres aux grandes organisations et le met sur la sellette afin de le prémunir des logiques de dépersonnalisation propices aux dérives bureaucratiques. Le double principe qui consiste à replacer l’État au centre de la société et à replacer la personne au centre de l’État ne se conçoit qu’à la lumière d’un principe de subsidiarité réajusté selon la « relationalité ». Sous l’impulsion en France, entre 1930 et 1950, d’Emmanuel Mounier, auteur de Qu’est-ce que le personnalisme et de Personnalisme et fondateur de la revue Esprit, la pensée personnaliste est arrivée au Liban en 1980 grâce à la thèse d’Assaad Maghamès présentée à Rome et intitulée L’internationalisme chez Emmanuel Mounier. Devenu père Jean-Maroun, il l’enseigne depuis cette époque à l’Université du Saint-Esprit de Kaslik (USEK) et a beaucoup influencé le projet de Béchir Gemayel préparé par le groupe gamma au sein des Forces libanaises en 1982. Bien que souvent décrit chrétien, l’humanisme des personnes est en réalité universel. Au Liban, il est urgent d’en venir au personnalisme sans étiquette religieuse ou philosophique, et réduit à l’essentiel, au respect de la personne humaine indépendamment de ses croyances, de sa position sociale, de ses capacités. En cette « réduction » du personnalisme réside la solution du problème moral du Liban qui est derrière le politique, le social et l’économique.

Michel FAYAD

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