L’Orient-Le Jour – 29 et 30 août 2008 – Les prérogatives des trois présidences en question

Les prérogatives des trois présidences en question I.- De l’urgence d’un débat exhaustif et en profondeur

FAYAD Michel

29/08/2008

Un président de la République aux prérogatives formelles et non réelles ; un vice-président du Conseil et un vice-président de la Chambre des députés sans prérogatives constitutionnelles ; un président du Conseil à la tête du pouvoir exécutif confié à celui-ci ; et un président de la Chambre des députés à la tête du pouvoir législatif confié à celle-ci… Ajoutons que le premier est maronite et que les deux autres sont grecs-orthodoxes… Et que les deux derniers sont respectivement sunnite et chiite… On obtient une démocratie « consociative » (consensuelle) inégale pour les chrétiens… Telle est la situation depuis l’instauration par la Syrie, avec la bénédiction saoudo-américaine, de la « République de Taëf ». Après le départ des Syriens, le général Michel Aoun s’en était pris aux prérogatives du président de la Chambre des députés et récemment à celles du président du Conseil. Dans le même temps, le chef du Courant patriotique libre appelle à la restitution de l’essentiel des prérogatives dont le président de la République bénéficiait avant Taëf et à l’attribution de prérogatives à la vice-présidence du Conseil. Il est évident que tout chrétien, qu’il soit aouniste ou non, appuie les revendications de l’ancien président du Conseil. Toutefois, comme le dit Fouad Abou Nader, selon les recommandations faites, il y a quelques jours, par le Front de la liberté lors de son second congrès annuel, il est urgent (car vital) d’ouvrir un débat en profondeur qui traiterait de la formule politique dans sa globalité. Imaginons que nous, chrétiens, ayons gain de cause avec l’attribution au président de la République de prérogatives réelles, et aux vice-présidents du Conseil et de la Chambre des députés de prérogatives constitutionnelles. D’un point de vue confessionnel, nous rétablirions ainsi l’équilibre. Or, d’un point de vue politique, la formule serait plus que jamais paralysée. En effet, le dualisme (présidents de la République et du Conseil) chéhabiste a paralysé l’État et a entraîné la contestation (par les Palestiniens), la limitation (par les Syriens) et le contrôle (par les Israéliens) de sa souveraineté (selon la formule de Joseph Maila dans Les aventures de la souveraineté, un article paru dans L’Orient-Le Jour fin 1983), tandis que la troïka (présidents de la République, du Parlement et du Conseil) issue de Taëf a poussé l’État à transférer sa souveraineté au Léviathan syrien (transfert – de souveraineté – légalisé juridiquement par le « traité de fraternité, de coopération et de coordination », un traité hégémonique et inégal mettant en place en apparence une confédération et en réalité une tutelle). Que se passerait-il si le Liban se retrouvait avec quatre, cinq têtes ou même davantage ? Dès lors se pose la question de la suppression du confessionnalisme politique qui engendre la multiplication des « têtes » à la tête de l’État et empêche l’émergence de l’État fort dont Bachir Gemayel donna une définition pertinente dans son discours de candidature (à la présidence de la République) à la Maison du futur le 24 juillet 1982 : « Nous souhaitons voir s’édifier un État fort où la loi soit souveraine, un État fondé sur l’égalité de tous ses fils, un État où la justice soit capable de maîtriser les abus et qui dispose d’une armée capable d’imposer la loi. (…). Le Liban fort, c’est un Liban fort dans sa démocratie, sa liberté et ses institutions. Que le Liban soit l’objet d’une foi commune, soutenue par ces institutions, qu’il soit capable de réaliser ses ambitions et ses desseins, qu’il soit à même d’assurer la sécurité, la liberté et l’égalité à tous les citoyens, et il sera alors un Liban démocratique fort, dans lequel chacun de nous aura confiance et que chacun de nous sentira comme sa patrie. Le Liban fort dans sa démocratie, c’est un Liban doté d’une Assemblée nationale forte, d’une presse forte et probe, d’un ministère de l’Éducation fort avec un système et des programmes cohérents, d’une magistrature forte et d’une armée forte ayant foi dans la cause pour laquelle elle se sacrifie. Le Liban fort est un Liban suffisamment fort dans ses institutions pour que l’homme puisse y vivre en toute dignité (…). Le Liban fort est celui qui ne m’oblige pas à avoir ma propre milice pour me défendre (…). Nous voulons que la liberté au Liban soit forte, qu’elle soit en sécurité et que la sécurité la renforce (…). Nous n’acceptons pas la sécurité sans la liberté, ni la liberté sans la sécurité. » Or, supprimer le confessionnalisme politique purement et simplement, même progressivement, dans le cadre fixé par Taëf, est dangereux car, comme le disait l’imam Mohammad Mehdi Chamseddine, le caractère pluriel du Liban pourrait se voir ébranlé avant de disparaître. Il existe une autre possibilité : en venir au régionalisme. L’État régional équivaudrait à une double autonomie, qui, comme le dit Jean Salem, « garantirait à la fois les droits de l’État et les conditions de son indépendance et de son épanouissement, et les droits des communautés en tant que familles spirituelles et intellectuelles, de manière à les soustraire à toute entreprise, directe ou insidieuse, d’étouffement de leur personnalité et de leur mémoire historique ». Il explique que l’État régional laisserait subsister l’unité et l’indivisibilité de l’ordonnancement constitutionnel ainsi que la pleine autonomie de l’État dans l’exercice de sa compétence normative et juridictionnelle, et en tant que responsable des intérêts communs tout en accordant aux régions et aux communautés, familles spirituelles et intellectuelles partenaires fondateurs de l’État une autonomie administrative, politique, culturelle et intellectuelle, donc plus large que la simple décentralisation administrative prévue par Taëf. La mise en place du régionalisme nécessite une nouvelle formule politique dans le cadre du pacte national qui est inamovible et définitif puisqu’il est l’engagement de tous les Libanais, chrétiens et musulmans, à un pacte de vie commune à travers une formule politique qui, elle, peut évoluer. Or, toute formule politique au Liban nécessite pour fonctionner soit un compromis régional et international et la présence d’un tuteur (comme cela a été le cas de 1990 à 2005), soit une neutralité positive (c’est-à-dire qui ne serait pas un repli sur soi-même, mais, comme le dit un diplomate, « tout en gardant un esprit civilisateur d’ouverture au monde, une protection contre les vents et les tempêtes soufflant du dehors », à la différence de la formule de 1943 qui reposait sur la double négation : « Ni Orient ni Occident ») et permanente (Marie Semaan explique dans le Magazine de la défense n° 26 d’octobre 1998 que « c’est la situation d’un État, qui, à la suite d’un traité, d’une déclaration ou d’un acte unilatéral, se proclame neutre en permanence vis-à-vis de tout conflit armé et, par conséquent, refuse pour toujours de devenir un théâtre d’hostilités ») garantie internationalement (à l’instar de ce dont bénéficiait l’Autriche, comme le préconisait Antoine Fattal) avec un Liban se mettant du côté des Arabes lorsqu’ils s’entendent et sur la touche quand ils se disputent, selon l’esprit du pacte national.

Les prérogatives des trois présidences en question II.- Libérer l’État de l’emprise du confessionnalisme

FAYAD Michel

30/08/2008

Protégée par la neutralité et porteuse du régionalisme (qui s’accompagnerait de la mise en place d’un Sénat représentant les communautés), la nouvelle formule politique devra apporter une solution à la question des « présidences ». L’État étant « libéré » de l’ « emprise » confessionnelle par l’instauration du régionalisme, il faudra, malgré tout, assurer, en son sein, à chaque communauté, la possibilité de s’opposer à une décision remettant en cause le pacte national (voir L’Orient-Le Jour du vendredi 29 août 2008 ). Taef parle de « questions fondamentales », mais propose une fausse, voire même une dangereuse solution. Comme l’explique Joseph Maila dans son article intitulé « Le document d’entente nationale : un commentaire » publié par Les Cahiers de L’Orient n° 16-17 au quatrième trimestre 1989 - Premier trimestre 1990, « les questions “fondamentales” sont surtout des matières à haute sensibilité communautaire. Imagine-t-on alors sur ces questions l’absurdité d’une décision emportée aux deux tiers des voix ? Sur des questions aussi essentielles que la réorganisation administrative, avec les découpages communautaires qu’elle sous-entend, ou sur un projet de loi portant sur la nationalité ou le statut personnel, on ne voit pas comment les représentants d’une communauté, mis en minorité, s’accommoderont soit de la décision prise, soit du maintien de leur participation au gouvernement. Cela pour ne pas parler de l’absurdité, dans le cas libanais, d’une déclaration de guerre, acquise aux deux tiers des voix en Conseil des ministres ! Le recours au principe de la votation en Conseil des ministres n’est pas inhabituel. Il est en tout cas la loi obligée dans les pays où le système électoral basé sur la proportionnelle hisse au pouvoir des coalitions hétéroclites. Le vote au sein du Conseil des ministres présente donc un caractère permanent de la menace à la stabilité de la coalition. Dans d’autres pays où la loi électorale dégage des majorités cohérentes, le vote en Conseil des ministres, s’il a lieu, peut amener, en cas de crispation, à la démission du ou des ministres mis en minorité. Dans le cas libanais et dans le cadre maintenu du communautarisme, la coalition gouvernementale sera, en dernière instance, une coalition communautaire. Or la différence entre un ministre ou un parti participant à la coalition gouvernementale, dans des pays où des clivages segmentaires n’ont pas lieu d’être, et un ministre ou un parti participant à un gouvernement dans le contexte libanais réside en ceci que les premiers peuvent démissionner, ébranlant éventuellement la coalition gouvernementale, mais que les seconds ne peuvent le faire sans menacer gravement la cohésion sociétale. Car une communauté ne démissionne pas. Elle s’exclut ou elle est exclue, ouvrant la porte aux pires des crises comme certains temps forts de la guerre libanaise ont pu le montrer. Le vote qualifié – tel qu’il est présenté en matière communautaire – privera les communautés dont les représentants auront été mis en minorité de l’efficience de leur droit de veto, essentielle dans les démocraties dites de concordance ou de “consociation”. Il permettra de passer outre aux positions d’une des communautés, rendant aléatoire le fonctionnement du système communautaire tout entier dont le rôle est de rassurer les minorités en leur assurant un droit de blocage. Paradoxalement, c’est le système communautaire qui est alors bloqué, obligeant le gouvernement à démissionner ou… à rechercher une solution d’unanimité au lieu de la majorité. Dilemme de l’enfermement communautaire ! La seule espérance, irraisonnée, qu’il suscite alors est que soit très vite aboli le communautarisme… » Pour Joseph Maila, le droit de blocage s’inscrit dans « la théorie du “veto minoritaire” dite encore théorie de la “majorité concurrente” qui permet, dans les systèmes politiques segmentarisés à chacune des minorités, de s’opposer à une décision d’une majorité dégagée par agrégation des voix des autres communautés. Ce principe est aussi connu dans la systématisation “consociative” sous le nom de théorie de Calhoun ». Avec un président de la République à qui serait confié, comme auparavant, le pouvoir exécutif mais qui l’exercerait, cette fois, avec la participation du Conseil des ministres (formule proposée par Rachid Karamé en 1984), selon des dispositions constitutionnelles, la notion même de vote (consensus, majorité pondérée, minorité de blocage) disparaîtrait. En revanche, un droit de veto pourrait être accordé aux sept principales communautés libanaises (maronites, grecs-orthodoxes, grecs-catholiques, arméniens, sunnites, chiites et druzes). Dès lors, la question de la confession (druze ? grec-catholique ?) du président et du vice-président du Sénat ne serait plus un problème. Si dans un premier temps, la dévolution communautaire des « présidences » reste la même, les structures mentales évoluant moins vite que le droit, un système de « rotation » pourrait constituer une solution dans un second temps, avant de disparaître complètement. La répartition communautaire de la Chambre des députés disparaîtrait par la mise en place de la loi uninominale (élection d’un seul député par circonscription) qui garantit, conformément au pacte national, l’existence des deux valeurs, chrétienne et musulmane, égales, indépendamment de leur nombre. Enfin, pour parvenir à un rapport État-citoyen tel que prévu par le régionalisme en ce qui concerne l’autonomie étatique, il faudra introduire dans la Constitution une charte (qui serait elle aussi inamovible et définitive) intégrant les articles de la Déclaration universelle des droits de l’homme (dont Charles Malek fut en grande partie l’architecte) et non en se contentant d’une simple référence comme c’est le cas dans le texte actuel. En effet, en l’introduisant dans notre Constitution, des droits fondamentaux seraient accordés aux Libanais en tant que citoyens. De plus, Sélim Jahel propose un processus de laïcisation selon lequel un pôle de statut personnel serait institué au ministère public. Il serait chargé de donner son avis sur tout litige soumis aux tribunaux confessionnels avec pouvoir d’exercer toute voie de recours contre leurs décisions. Un office étatique pourrait être également créé pour toutes les requêtes et autres doléances des particuliers.

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