Par Michel Fayad
Numériquement, les musulmans sunnites constituent la plus grande communauté à Beyrouth, Tripoli et Saïda, les trois plus grandes villes du Liban. Un nombre important de personnes et de familles les plus riches du pays sont de confession sunnite. Pourtant, la communauté sunnite compte numériquement un plus grand nombre de pauvres que les autres communautés. Près de la moitié des soldats de l’armée libanaise sont issus de confession sunnite. Ils viennent très souvent de familles pauvres du Akkar. En effet, les sunnites sont répandus un peu partout au Liban. Ils sont ainsi présents au Nord à Minnieh, à Dinniyeh et au Akkar ; dans la Montagne au Chouf ; au Sud à Hasbaya ; et dans la Békaa, à Zahlé et à Baalbek, mais plus encore, dans la Békaa-Ouest.
LE RÔLE DES FRÈRES MUSULMANS
Depuis le début de la Thawra, le mouvement de protestation libanais, le 17 octobre 2019, les services de renseignement de l’armée libanaise s’inquiètent des “Gardiens de la ville“ (Horras al-Madina), créés à Tripoli, la capitale du Liban-Nord en 2005. Ils se sont fait remarquer à Beyrouth après la nomination de Hassan Diab comme Premier ministre. Ils sont dirigés par un certain Abou Mahmoud Chok.
Derrière eux, il y aurait la branche libanaise des Frères musulmans, la Jamaa Islamiya, présente à Tripoli, dans l’Iqlim el-Kharroub (près de Saïda) et dans Beyrouth. Ils en seraient la “marque déposée“ et donc aussi de la Turquie de Recep Tayyip Erdogan qui fait régulièrement la Rabia, le signe de ralliement des Frères musulmans. La Jamaa Islamiya et la Turquie de Recep Tayyip Erdogan aident un grand nombre d’associations islamiques venant en aide aux réfugiés syriens et palestiniens au Liban. D’ailleurs, ces derniers permettent aux Horras al-Madina de grossir leur nombre lors des manifestations. En échange, les Horras al-Madina leur offre de la nourriture.
En 2016, la liste électorale du général Achraf Rifi, soutenue par la Jamaa Islamiya, a remporté les élections municipales à Tripoli et raflé tous les sièges du Conseil municipal. Mais, en 2018, l’ancien chef des Forces de sécurité intérieure (FSI) et la Jamaa Islamiya ont été battus aux élections législatives dans tout le pays, y compris à Tripoli.
Comme depuis le 17 octobre 2019 les manifestants conspuent les formations et les leaders politiques, la Jamaa Islamiya et le général Achraf Rifi nient leurs liens avec les Horras al-Madina. Et vice-versa. Toutefois, au début du mouvement de protestation, la Jamaa Islamiya aurait fermé plusieurs routes, notamment la route côtière du Sud et une route à Beyrouth, forçant l’armée libanaise à intervenir pour les rouvrir.
Depuis plusieurs années, Recep Tayyip Erdogan soutient donc le général Achraf Rifi et la Jamaa Islamiya. Ses visées néo-ottomanes se manifestent, non seulement en Turquie et dans la prière islamique dans la basilique Sainte-Sophie, mais aussi, dans son intérêt pour les Libanais et les réfugiés syriens dont les ancêtres sont d’origine turque, turkmène ou circassienne. Signe de l’influence turque, la Jamaa Islamiya et les Horras al-Madina les ciblent particulièrement.
C’est sur cette place de Tripoli où, pendant deux ans, étaient déployés les drapeaux de Daech
20 à 25.000 Libanais sont ethniquement d’origine turque (venus de Crète), turkmène et circassienne. Toutefois, ils ne parlent pas la langue turque. S’ajoutent les réfugiés syriens d’origine turque, turkmène et circassienne, venus essentiellement de Homs, Hama, Tartous, Lattaquié, Alep, Damas et Idleb. Leur nombre serait de 125.000 à 150.000, soit environ 10% des réfugiés syriens présents au Liban. Il y a également environ 20.000 citoyens turcs.
La place al-Nour est remplie de Horras al-Madina. C’est sur cette place de Tripoli où, pendant deux ans, étaient déployés les drapeaux de Daech. Depuis le début des manifestations, des drapeaux turcs ont été brandis. Un autre signe de l’influence de la Turquie. Le vrai nom de cette place est la place Abdel-Hamid Karamé, du nom d’un ancien Premier ministre libanais originaire de la ville. Parce qu’on y voit en grand une sculpture avec l’inscription "Allah", la place est parfois surnommée la « Place Allah ». Les fondamentalistes refusent cette dénomination. Ils lui préfèrent "place al-Nour", place de la lumière.
L’influence de la Turquie de Recep Tayyip Erdogan a été particulièrement visible au moment du tôlée suscité par la dénonciation des 401 ans de joug ottoman par le président de la République à l’occasion du lancement des célébrations du centenaire de la déclaration de l’État du Grand Liban, le 31 août 2019.
Dans son discours, le général Michel Aoun avait déclaré : "Toutes les tentatives de libération du joug ottoman [avaient] été confrontées à de la violence, des combats et des dissensions confessionnelles ». Et aussi : « Le terrorisme d’État des Ottomans envers les Libanais, surtout lors de la Première Guerre mondiale, a fait des centaines de milliers de victimes, tuées soit par la famine, la servitude ou la conscription."
VERS UN ETAT ISLAMIQUE ?
Ceux qui avaient alors réagi de manière virulente à ces propos sont l’ancien mufti de la République (le détenteur de ce poste est considéré comme le plus haut dignitaire religieux sunnite du pays), le secrétaire de Dar el-Fatwa (la plus haute instance religieuse sunnite du pays) et, l’ancien chef de la police, le général Achraf Rifi. Il y eut même une manifestation dans la mosquée Mansouri à Tripoli où furent brandis des portraits du président turc Recep Tayyip Erdogan et des drapeaux de son pays.
Les services de renseignement de l’armée libanaise sont aujourd’hui inquiets de la possibilité de voir émerger un émirat ou un califat au nord du Liban, surtout en cas de victoire de Bachar el-Assad (appuyé par la Russie et la République islamique d’Iran) contre les djihadistes (soutenus par la Turquie de Recep Tayyip Erdogan) à Idleb en Syrie.
Avant même l’apparition de Daech, il y a eu récemment deux tentatives avortées d’établissement d’un État islamique au Liban-Nord
Rappelons qu’avant même l’apparition de Daech, il y a eu récemment deux tentatives avortées d’établissement d’un État islamique (émirat ou califat) au Liban-Nord par des fondamentalistes libanais et étrangers : l’organisation at-Takfir wal-Hijra (surnommé le "groupe de Dinniyé" par les médias, ce qui est assez stigmatisant pour le village) qui brava l’armée libanaise à l’aube de l’an 2000 et l’organisation Fatah al-Islam (essentiellement dans le camp palestinien de Nahr el-Bared) qui affronta l’armée libanaise entre mai et septembre 2007.
Un millier de détenus de ces organisations djihadistes aurait pu être libéré par une loi d’amnistie générale soutenue pour des raisons électorales par le Courant du Futur de Saad Hariri mais aussi par le mouvement Amal de Nabih Berri (le président du Parlement libanais) et le Hezbollah (car la loi aurait aussi amnistiée des chiites condamnés pour du trafic de drogue). Les manifestants ont réussi le 19 novembre 2009 à empêcher la tenue d’une séance législative consacrée à ce projet de loi.
Ahmad al-Assir, un cheikh islamiste financé par le Qatar qui, en juin 2013, avait lancé ses partisans dans un affrontement meurtrier avec l’armée libanaise dans la banlieue de Saïda, aurait pu être l’une de ces personnes libérées. Kanaan Naji aurait également pu être l’une de ces personnes libérées. En décembre 2006, ce cheikh islamiste de Tripoli, qui a également participé à la mise sur pied du groupe de Denniyé, a été nommé responsable des questions sécuritaires au sein du Courant du Futur. Kanaan Naji aide alors au recrutement au profit de l’organisation Fatah al-Islam (qui vient alors de faire dissidence de l’organisation palestinienne pro-syrienne Fatah-Intifada) en y envoyant notamment des islamistes de Tripoli et du groupe de Denniyé. Il a été arrêté en octobre 2019 pour ses liens avec une attaque meurtrière – menée par un membre de Daech qu’il hébergeait chez lui – en juin 2019 contre l’armée libanaise et les FSI à Tripoli. Achraf Rifi écrit alors sur Twitter : "Le cheikh Kanaan est un grand activiste qui a consacré sa vie au service de Tripoli, du Nord et du Liban. Il ne faut pas sous-estimer son passé d’activiste. Tripoli apprécie hautement son dévouement et le soutient."
Rappelons qu’en juillet 2005, Ahmed Fatfat, député de Denniyé et membre du Courant du Futur, conditionna la libération de Samir Geagea, un ancien chef de milice, sur la base de la loi d’amnistie de 1991 (après la fin de la guerre au Liban) à un amendement de cette loi pour faire libérer vingt-deux islamistes de Denniyé et sept islamistes de Majdel Anjar. Il obtint gain de cause. En février 2006, la Jamaa Islamiya et d’autres islamistes attaquèrent Achrafiyeh (le grand quartier chrétien de Beyrouth), incendièrent le consulat du Danemark et des églises. Parmi les personnes arrêtées, certains n’étaient autres que des islamistes de Denniyé et de Majdel Anjar libérés quelques mois auparavant. À partir de décembre 2006, des islamistes de Denniyé et de Majdel Anjar grossirent les rangs de l’organisation Fatah al-Islam.